dimanche 30 novembre 2008

Rembrandt dans le clair-obscur


















Combien de fois s'est-il observé dans la glace ? Soixante fois, cent fois ? Quels sont les deux thèmes favoris de Rembrandt ? D'abord lui-même, ensuite la peinture. Ou l'inverse.

Oui, il est sans doute le premier qui consciemment fait de la peinture l'objet de son travail. La matière picturale, les mystères de la couleur, l'Irréel. Il est le contemporain de Velasquez, de Rubens, de Poussin. Il connaît tout de la peinture qui se fait à Rome, à Venise, à Paris. Mais, solitaire, il n'en fait qu'à sa tête. Il peint son monde intérieur, sa vie intime, ses femmes, ses enfants, sa vieille mère, sa décrépitude. Il ne songe plus à plaire, il se détache pour ne plus respirer que dans le monde qui se déploie sur la surface du tableau.

Une enfance calviniste
Leyde, entre deux bras du Rhin, est une ville de canaux, où l'on patine l'hiver. C'est surtout une ville intellectuelle et travailleuse. L'Université est la fierté de la ville. On y vient de toute l'Europe y étudier la philologie, l'astronomie, l'anatomie. Les imprimeurs, Plantin, les Elzevier, répandent le fruit de cette fièvre sérieuse d'étudier, de comprendre le monde.

Dans les rues, sur les quais, une foule se presse, vêtue de noir. Seule la qualité du drap révèle que tel est un riche bourgeois et tel autre un homme de peu. Et les tissus, c'est l'autre spécialité de la petite ville. Deux mille tisserands sur quarante mille habitants. Le drap, la futaine, la serge, chaque spécialité a sa corporation, ses inspecteurs de la qualité, sa guilde. Et les habitants des Provinces-Unies n'aiment rien tant que de laisser une trace d'eux-mêmes et se faire portraiturer en échevin ou en membre d'une société de tir ou en notable.
Voilà le quotidien des peintres. Tirer des portraits ressemblants. Sans essayer de faire de l'art.
C'est qu'on n'est pas en Flandre ici ! On n'aime pas le grand spectacle à la Rubens. On a banni les images des églises, comme propres à détourner des vraies valeurs; la Passion n'est pas un sujet de délectation artistique.

La lumière, c'est la pensée
Or pour Rembrandt, tout peut être peint et d'abord cette Histoire Sainte dont dès son enfance dans la grande maison de briques qui fait face au moulin paternel il a fait l'objet de ses rêveries. L'ânesse de Balaam, le Roi David, les Pélerins d'Emmaus, tout cela a formé son imaginaire. C'est cela qu'il peindra, et non pas des scènes de cabaret, ou des intérieurs hollandais bien nettoyés, ou des évocations de doux paysages rustiques.

Son esprit est naturellement mythologique. Il rêve sur l'antiquité comme il rêve sur le merveilleux biblique. Tout se passe à l'intérieur des consciences. Il a vingt-cinq ans quand il peint Le Philosophe en méditation, dont le sujet est tout simplement la Pensée. Comment faire de la peinture avec cela ? Rembrandt n'a recours qu'à un symbolique escalier à vis, qu'il peint dans un clair-obscur qu'il invente. Ainsi la douce lumière qui caresse le crâne du vieux penseur aux airs de rabbin ou de prophète est-elle l'image même de l'esprit. La lumière, c'est la pensée.

Riche et célèbre
Il y a avant le Rembrandt des dernières années, mis en faillite et ne quittant plus son atelier, un autre personnage: glorieux, superbe même, s'offrant une grande maison de treize mille florins, où il installe ses élèves et ses collections. Dans la prospère Hollande, Rembrandt comme tout un chacun spécule, il investit dans ces Compagnies dont les vaisseaux courent les mers, installent des comptoirs, emplissent des entrepôts.
La porcelaine, les émaux de la Chine, les armes damasquinées, les tissus brochés, il aime amasser tout cela. Surtout les œuvres d'art. A Amsterdam, l'art se vend, a une cote, des marchands. Ce port est le premier du monde, tout y converge, toute la culture du monde, toute la peinture, Raphael, Georgione rejoignent sur les murs de Rembrandt Lucas de Leyde, le vieux maître dont le Jugement dernier à l'Hôtel de Ville de Leyde lui a jadis donné l'envie de devenir peintre.

Il y a un Rembrandt jeune, riche, heureux, amoureux de Saskia, dont les fossettes et l'air gourmand de la vie sont une invite à prendre les pinceaux.
Mais il y aura les revers de la vie, les enfants morts en bas âge, la mort de Saskia, les dettes qu'on arrive plus à rembourser, la faillite.

Une vie vendue à l'encan
Il faudra trois jours aux huissiers pour dresser l'inventaire de tout ce que contient la grande maison, tout ce qui partira à des prix de braderie.
Il y aura la solitude, le déshonneur, la mauvaise réputation. Et ces Messieurs du Consistoire qui le convoquent pour lui signifier qu'il est extrêmement scandaleux qu'il vive en adultère public avec Henriette et que cela porte le nom de proxénétisme...

Traiter l'admirable Henriette Stoffels de prostituée, elle qui porte à bout de bras Rembrandt déchu, Rembrandt passé de mode, Rembrandt qui ne vit plus que dans son monde ! Le monde de la peinture, où Henriette caressée d'un pinceau plein de compassion n'est plus que l'effigie de la bonté.

Le rire de Rembrandt

Mort de Saskia, mort d'Henriette, mort de Titus... On dirait que toute la vie de Rembrandt ne se dessine que pour aboutir à une ultime image, celle d'un vieil homme qui rentre de l'église après les obsèques de son fils, un vieil homme aux traits avachis, à la silhouette lourde, qui donne la main à une petite fille, Cornelia, un vieillard de soixante ans, qui retourne à son atelier et peint une fois de plus son image et qui parce qu'il sait que sa royauté n'est pas de ce monde se peint... en train de rire.

Et qui fait surgir des profondeurs de l'ombre La Fiancée juive, image de l'acharnement que mettent les hommes et les femmes, en dépit de tout, à se témoigner de la tendresse.


Article pour une Humeur Vagabonde sur RSR Espace 2
Image: Rembrandt par lui-même, Musée de Vienne (Autriche), photo ChS

1 commentaire:

Jérôme Delépine a dit…

(a propos du philosophe en méditation)
Nous sortons de la caverne (celle de Lascaux ou celle de Platon...) pour aller
vers une lumière qui exprime bien la quête de l'humanité: celle de la connaissance et du questionnement.
"Défaire le sujet de ce qu'il a d'anecdotique et le placer sous une lumière
d'éternité... l'infernale transparence de la blessure." Jean Genet

Tout en s'occupant de l'esprit, Rembrandt nous parle de notre condition d'homme,
un animal pensant (?);
c'est particulièrement flagrant à propos de son boeuf écorché,
Cette viande, c'est notre propre corps.
A une époque ou la peinture cherchait le beau, Rembrandt provoque cette blessure pour dire le vrai.
Il ne parle plus alors d'esthétisme ou de divin, mais de l'acte de peindre et de notre condition d'homme.
La peinture moderne pourrait bien prendre naissance de ce tableau.

La lumière, théatrale, éclaire le drame à la manière d'un choeur antique;
ce faisant, le discours, amplifié, ira bel et bien se graver dans l'éternité.
Jérôme Delépine (peintre)
http://delepinesurlatoile.over-blog.org/