samedi 29 novembre 2008

Un chagrin virgilien














Il faut aimer Les Troyens.
Évocation de Berlioz après leur refus par l’Opéra de Paris (c’est Liszt qui écrit) : « Notre pauvre ami Berlioz est bien abattu et rempli d’amertume. Son intérieur lui pèse comme un cauchemar. J’ai dîné chez lui. (…) C’était morne, triste et désolé. L’accent de la voix de Berlioz s’est affaissé. Il parle d’habitude à voix basse, et tout son être semble s’incliner vers la tombe. Je ne sais comment il s’y est pris pour s’isoler de la sorte ici. De fait, il n’a ni amis, ni partisans, ni le grand soleil du public, ni la douce ombre de l’intimité. »
Cette voix basse, ce corps qui s’incline, cette tristesse : c’est comme si la mélancolie des Troyens avait déteint sur lui.

Oui, mélancolie. On croit que Les Troyens sont une grande machine. Mais non ! C’est un opéra de l’intimité, de la solitude, du désespoir. Et Berlioz, blessé, n’y parle bien sûr que de lui.

Choses brûlantes
Car Cassandre, c’est lui, naturellement, et Didon aussi. « Les sentiments qu’ils s’agit d’exprimer m’émeuvent trop. Cela ne vaut rien. Il faut tâcher de faire froidement des choses brûlantes ». Et s’il est beaucoup de vers très plats dans Les Troyens, combien de superbes…
C’est le temps de mourir et non pas d’être heureux
Ou
Hélas ! Garde tes pleurs, veuve d’Hector,
À de prochains malheurs tu dois bien des larmes amères…

… où l’on entend sa voix. Que disent-ils ? La fin de toutes choses, l’inéluctable destin, l’injustice des dieux, l’abandon. À la fin du livret, il copiera ces mots de Virgile : « Quidquid erit, superanda omnis ferendo fortuna est » (Quoi qu’il arrive, on doit vaincre le sort en supportant ses coups).

Une voix au milieu des tempêtes

Opéra de l’intimité, disait-on plus haut. Un peu par paradoxe, car certes on y entend passablement de tintamarre (souvent très beau, et parfois tout simplement grand). Au milieu duquel parfois une voix s’élève, une solitude.
Qu’on écoute le final du premier acte : au loin, les premiers accents de la Marche fameuse (Berlioz organise la stéréo hollywoodienne de son passage de droite à gauche), c’est l’entrée dans Troie du cheval de bois. Tout près de nous, seule, Cassandre, soutenue par l’orchestre de fosse qui exprime son âme tourmentée et son effroi : « Ma voix se perd !... Plus d’espérance ! / Vous êtes sans pitié, grands dieux, / Pour ce peuple en démence ! ». Elle entrevoit sa mort, elle la désire, elle y entraîne les Troyennes. Sa voix prophétique devient celle des femmes violées de toutes les guerres. Voix solitaire. Émotion.

Voir la nuit, entendre le silence

Au reste, le mélange des tons et des genres, c’est le côté shakespearien des Troyens (« J’ai mis au pillage Virgile et Shakespeare »). À la fin, le spectateur aura eu son content de surnaturel, de spectre d’Hector sur fond de cors bouchés (« une idée musicale étrangement solennelle et lugubre »), de serpents surgis de nulle part et terrassant Laocoon, d’ombres fantomatiques ordonnant à Enée de partir. Mais la magie est ailleurs.

Elle est, quand passent Andromaque et de son fils Astyanax, et que tout se tait, dans la poignante clarinette qui dit la douleur de la veuve d’Hector.
Elle est dans la scène («un simple mirage d’amour ») entre Didon et sa sœur Anna : « Une étrange tristesse sans cause, tu le sais, vient parfois m’accabler », se plaint la reine et Anna de lui répondre : « Vous aimerez, ma sœur ».
Elle est dans le septuor qui précède le grand duo : une grosse caisse très douce qui donne un sentiment d’immensité, les trilles d’un piccolo et d’une flûte à l’unisson, et les voix nues de Didon et Enée chantant une barcarolle. « Il me semble qu’il y a quelque chose de nouveau dans l’expression de ce bonheur de voir la nuit, d’entendre le silence et de prêter des accents sublimes à la mer somnolente ».
Cette mélancolie profonde et voluptueuse n’est qu’à Berlioz (Premiers transports que nul n’oublie dans Roméo, D’amour l’ardente flamme dans La Damnation).

Le destin et la mer
Temps suspendu de la Nuit d’amour et d’extase infinie, sur des vers empruntés au Marchand de Venise et « virgilianisés » (dit-il). Au lendemain de la mort d’Harriett Smithson, Berlioz écrivit à son fils : « Tu ne sauras jamais ce que nous avons souffert l’un par l’autre, ta mère et moi. (…). Il m’était aussi impossible de vivre avec elle que de la quitter. » Harriett, pour la génération romantique et Berlioz, c’était Juliette et Ophélie. Deux ans plus tard, c’est par ce chant d’amour à deux qu’il commença de composer son opéra.

Oui, il faut aimer Les Troyens. Pour tout ce que Berlioz y a caché de détresse et d’aveu. Ce drame du destin (car Enée n’est que de passage, la mer l’amena et la volonté des dieux l’emporte), tout enfant, Berlioz l’avait lu avec son père dans Virgile. Un soir, arrivé au vers Quaesivit caelo lucem ingenuitque reperta, l’image de Didon « qui cherche aux cieux la lumière et gémit en la retrouvant » le fit frissonner. Alors son père ferma le livre, en disant : « Assez, mon enfant, je suis fatigué ! » « Et je courus, loin de tous les yeux, me livrer à mon chagrin virgilien. »

Article écrit pour La Grange, journal du Grand Théâtre de Genève, n°91

Image: Yannis Kokkos, metteur en scène des Troyens à Genève, photo ChS

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