mercredi 26 novembre 2008

Yala


Moi aussi, j'ai un souvenir d'elle. Je l'avais rencontrée en juin 2002. Et peu après j'avais rédigé la chronique suivante

C’est une toute petite vieille dame, petite par la taille, mais grande à tous les points de vue. J’avais appris qu’elle venait en Suisse romande, on a trouvé un numéro de téléphone ; qui ne risque rien n’a rien, je l’ai appelée ; c’est elle qui a répondu, elle a accepté le principe d’une émission qu’on enregistrerait pour cet été et elle est arrivée ; c’était à notre studio de Genève.
Moi qui ne suis pas très familier des religieuses, je lui ai dit: Bonjour ma sœur, elle m’a répondu: Quel est ton prénom ? Et elle m’a dit: Donne-moi ton bras. Clopin-clopant, nous sommes allés jusqu’à un fauteuil. Elle était évidemment absolument identique à ce que nous avions, vous et moi, vu sur des dizaines d’écrans de télévision. Les lunettes bancales, la blouse grise, le voile tenant avec des épingles. Il y avait là la réalisatrice de l’émission. Et la petite dame lui a demandé: Quel est ton nom ? Et Luisa a répondu: Luisa. -Tu as des enfants ? Combien ? Et la dame en gris, avec ses drôles de chaussures pour pieds douloureux, me dit alors : Nous sommes trois personnes, Luisa, Charles et Emmanuelle et Dieu nous aime chacun individuellement, pour nous-même, tels que nous sommes. Il y a eu un silence… Elle avait eu sa petite voix haut perchée, elle était à la fois grave et joyeuse.
Elle a picoré un bout de quiche lorraine, un biscuit, un peu de jus d’orange, un demi-verre de thé, toujours parlant, tout entièrement attentive et présente. On s’était entre-temps installé devant les micros. Alors, elle a dit des choses profondes et simples sur l’amour, sur les hommes qui ont besoin de deux choses, d’amour et de justice, pas de charité. Elle a beaucoup parlé de joie, de ses frères des bidonvilles du Caire, elle a dit des choses étonnantes, qu’on parlait toujours de péché, qu'il fallait arrêter, il fallait parler d’amour, parce que le péché c’est macabre.
De l’autre côté de la vitre, toute la radio venait écouter la petite voix et regarder cette vieille petite dame si concentrée, si dense, si forte. Elle parlait, parlait toujours des religions orientales, de St-Jean Chrysostome, des coptes d’Egypte, sans cesse le mot fraternité revenait dans sa bouche, puis elle buvait une gorgée de thé, rajustait son voile gris et parlait de ses frères juifs et de ses frères musulmans et disait que ce qu’elle avait voulu être, c’était la sœur universelle, et elle racontait qu’à son âge, quatre-vingt-treize ans (et elle corrigeait poliment nonante-trois ans), elle se rendait utile en visitant, dans des prisons des gens qui avaient tué, parce qu’elle-même aurait très bien pu en faire autant. Et qu’est-ce que vous leur dites ? -Oh, je ne leur dis pas grand chose, je les écoute.
Elle parla aussi des SDF dont elle s’occupait. Et quand venaient des plages musicales, elle était tout entière refermée sur elle-même, absorbant la musique, tout entière présente dans son écoute, comme elle était tout entière présente dans ce qu’elle disait quand elle parlait. À la fois radieuse et touchante, solide aussi, et un peu frileuse, elle avait enfilé un lainage grisâtre tricoté main, elle parlait des vœux d’obéissance (ce qui n’était pas tellement son fort), de chasteté, des milliers d’enfants dont elle s’était occupée, ne regrettant pas les enfants qu’elle n’avait pas eus personnellement. Et puis sœur Emmanuelle repartit le pied toujours un peu flageolant, mais la volonté intacte.
Pendant toute la première partie de sa vie, elle avait été enseignante, à Istanbul, à Tunis, à Alexandrie, toujours en terre musulmane, et elle avait parlé de ce Coran qu’elle avait lu en arabe et qu’elle connaissait bien et qui était un texte de paix, elle le savait, il fallait arrêter de colporter des bêtises. Puis, la retraite venue, elle avait voulu se rendre utile et, à 62 ans, elle avait commencé à vivre dans les bidonvilles, puis parmi les chiffonniers du Caire. Elle avait retardé le plus possible le moment de revenir en Europe, où elle trouvait encore le moyen de s’occuper de ceux que personne ne voulait voir.
Elle repartit clopinant sur un boulevard genevois ; au carrefour, les affichettes des journaux parlaient beaucoup du quadriceps de Zidane et pas beaucoup du sommet de la FAO qui allait s’ouvrir à Rome, ni des huit cents millions d’humains -ça fait beaucoup de monde quand même- qui continuaient à être sous-alimentés. La vieille petite dame qui avait voulu se faire sœur universelle tourna le coin de la rue, avec son vieux gilet gris tricoté main d’extraterrestre.
Le dernier mot qu’elle avait dit dans le tambour de la porte, c’était un de ses favoris: Yala ! Ça veut dire : En avant !

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