dimanche 30 novembre 2008

Rubens à Anvers : la puissance et la gloire














C'est le plus peintre de tous les peintres : la couleur, la composition, l'emportement, la science, le far presto, l'imagination, la puissance et la gloire... Il a tout. C'est un monde. Il a même ses femmes, qui n'appartiennent qu'à lui : il rêve toute sa vie d'un certain type féminin et puis, en secondes noces, il épouse Hélène, elle a seize ans, lui cinquante-quatre ; c'est le corps qu'il avait imaginé ; il la représente parée ou nue et sa peinture comme lui-même trouvent en elle une Jouvence ; son bonheur de peindre comme son bonheur tout court éclatent comme jamais.

Tintoret avait écrit son programme sur le mur de sa chambre : "le dessin de Michel Ange et la couleur de Titien..." Ce programme, ce fut aussi celui de Rubens (ajoutons-y l'emportement de Tintoret, justement).
Est-ce qu'il y aurait eu Rubens sans l'Italie ? Sans le séjour à Mantoue et les escapades à Rome ? Est-ce qu'il y aurait eu Rubens sans la Contre-Réforme ? Il est l'incarnation du Baroque en peinture, il est le peintre dont le Bernin et Borromini sont les homologues en architecture, l'évocateur d'un monde mouvant, effusif, instable, mu par une force invisible, secrète, souveraine.

Il est aussi celui dont l'Église d'après le concile de Trente (et singulièrement les Jésuites) ont besoin. Son catholicisme est charnel, même la Passion du Christ, même les scènes de martyre deviennent des théâtres sensuels, les scènes les plus tragiques éclatent de muscle, de couleur, de virtuosité, d'ardeur, de volupté.

L'atelier
En même temps que cela, le plus organisé, le plus bourgeois des hommes. Sa maison est la plus belle d'Anvers, il accumule les richesses, les terres, les marbres, les intailles, il s'empare de tout. Il ne néglige jamais le souci de sa gloire, il veut être dans le monde de l'art, de l'irréel, l'équivalent des puissants qu'il côtoie dans le monde du pouvoir.
En a-t-on assez parlé de l'usine Rubens, des tableaux faits en collaboration ! D'abord, rappeler que l'artiste solitaire, le créateur ombrageux, à l'époque, cela n'existe pas. Comme chez les artisans ébénistes ou bronziers, un artiste c'est un maître, entouré de ses élèves et des assistants. Dans le vaste atelier du Wapper, tout est organisé pour la production de tableaux (et n'oublions pas que Rubens en a donné 1300 !).

La journée Rubens
Dans son petit cabinet, le peintre, qui s'est levé à quatre heures du matin, travaille à ses esquisses, il dessine magnifiquement, à la mine de plomb ou au pinceau, l'image de premier jet qui est l'expression fulgurante de son génie (voir les esquisses conservées au Musée de Bruxelles).
Puis ces esquisses sont remises aux assistants. Charge à eux d'en effectuer l'agrandissement, la mise au carreau. Chacun peut y apporter son talent particulier : Jordaens les chairs, Snyders les animaux, les fourrures, les fleurs, Van Dyck les tissus (nous citons là les collaborateurs les plus fameux, mais il en est des dizaines d'autres, sans compter les élèves).

Pour ce faire, on est passé dans un deuxième atelier, plus grand, qui n'est pas encore le grand atelier, magnifique, orné de bustes de philosophes et de statues imitées de l'antique, la salle du trône de la peinture, où le tableau est enfin apporté et où le maître peut procéder à son achèvement : il se réserve bien sûr les visages et les mains, il pose ici un reflet, là une lumière, une ombre s'il le faut, il promène son pinceau à longs poils souples, le but étant de retrouver dans la toile achevée l'impromptu, le désinvolte, le vif de l'esquisse initiale. Il est bien évident que plus la part du maître est importante, plus le tableau est cher.

Courir l'Europe
Sa vie personnelle n'a rien d'un tumulte. C'est un homme d'intérieur, il ne sort guère de chez lui, sauf pour la messe le matin et sa promenade à cheval vers cinq heures du soir. Ce Flamand ne mène pas une vie très flamande. Il mange peu, ne boit guère, ne joue pas. Derrière les murs austères de sa façade sur rue, il travaille. La maison d'habitation est sans ostentation, lustres de cuivre et murs recouverts de cuir de Cordoue. L'atelier a beaucoup plus d'orgueil, mais c'est le lieu des merveilles.

Seuls luxes de l'endroit : le cabinet d'art où Rubens installe ses collections (Titien, Holbein, Dürer, des camées, des marbres, etc.) et le grand jardin où on entre en passant sous un vaste portique à l'italienne, évidemment dessiné par lui. Dans une Anvers ruinée par la guerre avec les Provinces Unies et par le blocus de l'Escaut, dans cette ville désertée où pousse les mauvaises herbes, Rubens s'offre le plaisir égotiste d'une jardin de rêve, où poussent les essences précieuses et les fleurs rares, un jardin d'Italie. Il s'y promène avec Isabelle, avec Hélène, avec ses enfants.

Il le rêve (et le peint) en Jardin d'amour, ce jardin qu'il délaissera pour courir l'Europe, pour se faire diplomate, pour courir de Londres à Madrid, entre Buckingham et Philippe IV, entre l'infante Isabelle et Frédéric de Nassau. C'est le plus insolite des Rubens, celui qui, fait chevalier en Angleterre et en Espagne, peut porter l'épée, celui qui obtient la signature entre ces deux pays d'un traité qui est la plus inattendue de ses œuvres. Temps perdu ? Pas vraiment puisque l'atelier continue de tourner. Autre manière d'embrasser le monde pour celui qui avait dit : "Je considère le monde entier comme mon pays et je crois que je devrais être le bienvenu partout".


Article pour une Humeur Vagabonde sur RSR Espace 2
Image: Rubens à la Cathédrale d'Anvers, photo ChS

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