dimanche 30 novembre 2008

Bonnard, dans l’exaltation de la couleur














Pierre Bonnard n’était pas un bavard, c’était plutôt un taiseux, mais dans ses Carnets, ou dans des lettres, il a glissé quelques petites phrases, anodines en apparence, mais qui finissent par constituer une manière de philosophie de l’art, en tout cas la sienne. Par exemple, à son neveu Charles Terrasse,il écrit en 1933: "Je travaille beaucoup, de plus en plus enfoncé dans cette passion périmée de la peinture. Peut-être en suis-je, avec quelques autres, l’un des derniers survivants".

Bonnard savait très bien le reproche qui courait parmi la critique: qu’il était un peintre à l’ancienne, qu’il n’avait pas fait avancer d’un pouce la modernité, un de ces peintres pratiquant "un divertissement anodin réservé à des jeunes filles et à de vieux provinciaux" dont se gaussait Aragon.

Or aucune mièvrerie chez lui. C’est le mot peinture qui compte quand il parle de "passion périmée". La difficulté étant de bien comprendre ce qu’il met derrière ce mot: une confrontation patiente avec la couleur, la ligne, la composition. Si bien que l’on pourrait très bien voir dans les toiles de Bonnard une sorte d’abstraction, d’expressionnisme par la couleur.

Sujets apparents, sujet réel
Toute sa vie, Bonnard représenta son quotidien, tout banal qu’il était, ou du moins s’en inspira, faisant poser Marthe, sa compagne, peignant des salles à manger ou des salles de bains, des après-midi à la campagne, invariablement heureuses et ensoleillées. Sujets apparents de sa peinture.
Car voici ce que dit Dina Vierny, qui posa pour lui dans les années 40: "Bonnard était habité par quelque chose. Chaque artiste a sa boule. C’est très difficile de la sortir, elle est pleine d’angoisse. Le monde de Bonnard est un monde particulier. Où l’insouciance n’a pas sa part".

Oui, le cliché Bonnard-peintre-du-bonheur ne tient pas la route. Le sujet du tableau n’a qu’une importance anecdotique, ce n’est que prétexte.
Ne pas oublier que Bonnard ne peint jamais sur le motif, il croque au crayon un corps, un paysage, il note des couleurs (car il dit n’avoir pas cette mémoire-là), puis c’est en atelier, en un lent tête-à-tête avec la toile que se déroule le dialogue avec la couleur, la mise en œuvre de l’idée qui fut au départ du tableau, idée fugace, qu’il faut retrouver dans sa fraîcheur naissante. Un sentiment, un souvenir, une impression, exaltés par la couleur. Sujet réel.

Mélancolie
D’autres phrases:
"Le modèle qu’on a sous les yeux et le modèle qu’on a dans la tête",
"Conscience: le choc de la sensation et de la mémoire".
Angoisse, disait Dina Vierny. Il y a une expression frappante de Proust (l’écrivain préféré de Bonnard) dans l’épisode de la madeleine: "Insaisissable tourbillon des couleurs remuées".
Comme si Proust assimilait les images et les sensations ressurgies par le miracle de la mémoire involontaire à ce qui se passe sur un tableau, par exemple de Bonnard, Bonnard qui, quand il pose ses couleurs évoquant un jardin ou le balcon de Vernonet ou le mimosa du Cannet semble habité par le désir de rappeler d’anciens et insaisissables bonheurs, attachés à de très heureuses journées d’été. La palpitation des couleurs n’est peut-être rien d’autre que le vacillement de la mémoire. Et l’image éblouissante, c’est cette minute dont parle Proust, "une minute affranchie de l’ordre du temps".
L’œuvre d’art, un arrêt du temps. Cette phrase-ci est de Bonnard.


Article écrit pour une Humeur Vagabonde consacrée à Bonnard sur RSR Espace 2
(Image: Bonnard au Metropolitan, photo ChS, avril 2005)

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