mardi 30 septembre 2008

Je me souviens de Zeev Sternhell


On a appris, voici quelques jours, qu'il avait été victime (légèrement blessé seulement) d'un attentat visant sa maison à Jérusalem. Voir la dépêche de l'AFP : http://afp.google.com/article/ALeqM5iTe385jxkFkkCW3v0Q-zeeyv1yCQ

Et le souvenir m'est revenu d'une après-midi passée avec lui à Paris autour de son livre consacré aux "anti-Lumières" (Les anti-Lumières: du XVIIIe siècle à la Guerre froide, Fayard, 2006).

Je me suis rappelé sa gentillesse, son érudition, sa simplicité cordiale, sa douceur, la force de ses convictions, sa démarche de jeune homme sur l'avenue Félix-Faure, son coupe-vent bleu...

Et sa parfaire connaissance de l'histoire française. Historien des idées. Historien des mentalités. On pourrait dire historien tout court, nul ne connaissant mieux que lui ce qui s’est passé en France depuis l’Affaire Dreyfus jusqu’aujourd’hui. Les droites françaises, et notamment les droites extrêmes, c’est le terrain de ses recherches.

Et puis il y a l’homme, son parcours, l’enfance polonaise pendant la guerre, la mort des parents, l’exil dans un train de la Croix-Rouge, l’adolescence en Provence, l’installation en Israël en 1951, la carrière universitaire, qui l’amène à enseigner un peu partout, aux États-Unis notamment.

Et il y a son engagement politique, au sein du mouvement La Paix maintenant.
De nombreux articles de journaux (dans le quotidien Haaretz notamment), de multiples prises de position en faveur de négociations avec les Palestiniens font de la voix de Zeev Sternhell une voix qui compte, parmi d’autres bien sûr, dans son pays et qui finira, c’est inéluctable (voir le discours de David Grossman), par être entendue


Discours de David Grossman prononcé le 4 novembre 2006 http://www.lapaixmaintenant.org/article1430

Quelques autres livres
Maurice Barrès et le nationalisme français, La France, entre nationalisme et fascisme, Presses de Sciences-Po, 2000
La droite révolutionnaire, Folio Histoire
Ni droite ni gauche, l'idéologie fasciste en France Complexe Éditions, 2000
Naissance de l'idéologie fasciste avec Mario Sznajder et Maia Asheri, Folio Histoire
Aux origines d’Israêl, Folio Histoire

Tout un monde (une lettre à Hugues Cuenod)


Je retrouve cette chronique, que j'avais écrite sous forme de lettre ouverte, en juin 2002, et cette photo que j'avais faite, chez lui, plus tard, en octobre 2005 (il avait donc 103 ans).


Cher Hugues Cuenod,
On va beaucoup vous fêter cette semaine... un grand raout mercredi soir à Vevey... des émissions sur Espace 2... Cent ans, c’est une jolie performance, bien sûr, et si on peut les fêter comme vous dans une forme étonnante, c’est parfait ! Mais si le coup de chapeau est unanime, cet anniversaire, cher Hughie, comme disent vos amis, n’est je crois qu’un prétexte. Un chiffre rond n’est jamais qu’un chiffre rond ! C’est qu’il y a, voyez vous, autre chose. Une question de style peut-être. Ou alors ce sentiment étrange d’avoir devant soi quand on vous regarde une sorte de phénomène, un témoin, le dernier représentant d’une certaine culture, d’une manière d’être, d’une grâce disparues.
Étonnante silhouette, toute en jambes, vaguement anglaise d’allure (d’ailleurs vous dites être fier de vos origines et de votre éducation un peu anglaises, mais même en Angleterre il n’y en a plus des comme vous, si tant est qu’il y en ait jamais eu... l’œil rond, comme étonné d’être là, étonné de nous voir... disant des choses que personne n’oserait dire : “Je suis très superficiel, je n’ai jamais eu le moindre problème existentiel ; je suis bien élevé, je me conduis aussi bien que possible ; je n’aime pas les gens qui approfondissent tout : plus je vieillis et plus des gens comme cela m’ennuient. J’ai toujours été un instinctif qui a réussi à faire quelque chose dans sa vie un peu par hasard...”
Est-ce que c’est vrai, est-ce que c’est faux ? On n’en sait rien, c’est le personnage que vous avez décidé de jouer une fois pour toutes, faisant le choix d’éviter tout ce qui pèse... Définitivement dilettante ! Mais, quand on vous voyait chanter la Mort de Socrate de Satie ou l’Évangéliste, on vous voyait transfiguré par une gravité qui métamorphosait votre voix, votre allure, votre visage.
“On ne le reconnaît pas quand il chante”, c’est Poulenc qui disait cela à votre propos, Poulenc qui était comme vous étrangement dédoublé, à la fois grave et léger, d’une autre époque...
Vous entriez en scène, pour un récital de mélodies par exemple, avec vos vieilles partitions, toutes crayonnées de bleu, de rouge, et vous chantiez, droit, franc, à tue-tête, sans affectation, en donnant à chaque syllabe, à chaque consonne sa couleur, son attaque, la ponctuation parfaitement en place, un point-virgule n’étant pas un point. Vous chantiez dru, grammaticalement... C’est un mot que vous répétiez volontiers, grammaticalement, comme pour dire : moi je ne m’y connais qu’en analyse logique, le reste je n’en parlerai pas, j’aurais trop peur d’être ennuyeux...
Vous étiez d’un époque où l’ennui était quelque chose comme un crime, pire que cela : une faute... L’époque de Madame Verdurin qui le traquait avec détermination... Vous voyez, on parle de vous et tout naturellement on parle de Proust... Vous avez longtemps été le voisin à Vevey de Paul Morand qui l’avait bien connu, vous aimiez qu’il vous parlât de la drôlerie de Proust. A vous entendre, vous échangiez des anecdotes épatantes, il était comme vous un visuel, il avait une mémoire à toute épreuve, il se souvenait de Mary Garden dans Pelléas, de Vienne en 1925, de soirées délicieuses, passées avec des gens exquis, des mille choses qui, comme vous, l’avaient intéressé... “Un musicien centré exclusivement sur son art risque d’être sec”, dites-vous... Un jour, lors d’une masterclass, vous avez conseillé à un jeune chanteur qui passait complètement à côté des mélodies de Don Quichotte à Dulcinée de Ravel d’aller au musée voisin voir le Don Quichotte de Daumier. Vous dites aussi que vous n’aimez pas du tout Van Gogh et pas beaucoup Rembrandt, trop de matière chez le premier, trop de confusion chez le deuxième, vous préférez Vermeer et Georges de la Tour. Finalement c’est une assez bonne manière de suggérer qui vous êtes, ce que naturellement vous n’auriez jamais consenti à dire vraiment. Vous étiez du côté de Bach et de Mozart, plutôt que de celui de Beethoven et de Berlioz, vous dites aussi de Monteverdi qu’il fut le principal compositeur de votre vie, lui que vous avez été un des premiers à chanter avec Marie-Blanche de Polignac, Gisèle Peyron, Paul Derenne et Doda Conrad, sous la férule de Nadia Boulanger, la chère Nadia avec son pince-nez et ses robes noires d’institutrice méritante.
Oui c’est un peu du name dropping ce que je suis en train de faire, vous savez bien : ça consiste à lancer des noms propres, mais dans le fond oui c’est assez cela : vous qui dites ne rien aimer tant que d’être seul, c’est toute une société que vous symbolisez pour nous, Stravinsky, Britten, Cocteau, Visconti, c’est Glyndebourne où vous avez chanté 463 fois, ce sont ces rôles, marginaux, parfois minuscules, Basile des Noces de Figaro, M. Triquet d’Eugène Onéguine, M. Taupe de Capriccio, la vieille nymphe Linfea de la Callisto, le Bègue de La Fiancée vendue, Torquemada dans L’Heure espagnole... A chaque fois, vous y faisiez un malheur, c’est ce que vous appelez prendre le raisin dans le petit pain...
On appelait cela jadis des personnages de composition. Cher Hugues Cuenod, je suis comme tout le monde, je ne sais pas grand chose de vous, je ne connais finalement que le personnage de composition que vous avez toute votre vie mis au point patiemment. En somme c’est ce que nous faisons tous, avec plus ou moins de réussite, pour nous protéger. Vous, c’est parfait, des anecdotes, des bons mots, un détachement joué avec élégance, vous avez traversé le vingtième siècle, si lourd, vous commencez avec nous le vingt et unième qui s’annonce pire...
Au fond c’est du dix-huitième que vous venez, hédoniste, ironique et tendre. Carmontelle aurait dessiné votre sourire, en même temps que celui de Mozart et de Voltaire, de là vous seriez passé rue de Rome un mardi chez Mallarmé, avant de retrouver M. de Charlus chez la princesse de Guermantes ; avec lui vous auriez fait l’appel des absents, Hannibal de Bréauté, Charles Swann et les autres... Vous savez, c’est le moment dans le Temps retrouvé où le narrateur évoque le “tintement rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais“ de la sonnette qui, quand il était enfant, annonçait l’arrivée de M. Swann, souvenir à jamais hors du temps... Cher Hugues Cuenod, merci par votre seule grâce de nous installer quelques instants hors du temps.
Charles Sigel

(Chronique diffusée dans les Matinales d'Espace 2 le 24 juin 2002)

lundi 29 septembre 2008

Horatiu Radulescu, musicien spectral


Il est mort le 26 septembre à l’âge de 66 ans.
Il avait été l’invité de Comme il vous plaira le 25 mars 2007. Je me souviens qu’il avait posé pour la photo avec un rien de complaisance, qu’il s’était fait une gueule pour l’objectif…

Roumain d’origine, français de nationalité, vaudois de résidence (depuis une petite dizaine d’années, naguère à Clarens, puis à Montreux), Horatiu Radulescu était un compositeur des plus singulier.

Continuateur des grands maîtres et radicalement nouveau, membre (et même précurseur) de l’école «spectrale» (avec Tristan Murail et Gérard Grisey), une école qui travaille sur la nature intime du son et sur toutes ses composantes (vibrations, ondulations, harmoniques, résonances…), ce Roumain de la Riviera était tranquillement ignoré par les Romands !

Ses compositions, souvent pour des instrumentariums inouïs, jouent avec les lieux, l’acoustique, l’environnement et d’abord les paysages ou les visions cosmiques qui les inspirèrent.
Il s’inscrivait dans la continuité de la musique européenne, de Roland de Lassus jusqu’à Webern.

Ajoutons que (contrairement à ce que la photo voudrait faire croire…) c’était le plus souriant des hommes (!) et qu’il savait généreusement faire partager ses goûts musicaux et commenter sa musique et son amour du son, conçu comme un microcosme reflet du macrocosme… Il avait la tête quelque peu dans les étoiles…


Biographie et catalogue d’Horatiu Radulescu
http://site.blabla4u.com/homesites/site.asp?WebsiteID=8245

L'atelier de Claude Lebet, luthier à Rome


Heureux comme un luthier à Rome !

Claude Lebet, le luthier de La Chaux-de-Fonds, s’est installé non loin du palais Farnèse, dans un quartier où les artisans sont encore nombreux.

Dans son atelier, au rez-de-chaussée du Palazzo Ricci, avec ses compagnons Dalibor et Mathias, avec Jacques l’archetier, il reçoit tout au long de la journée les violonistes, les altistes, les violoncellistes qui viennent choisir un instrument ou faire réparer et régler le leur.


Les établis, les varlopes, l’armoire aux vernis, les vitrines où sont suspendus les violons, le coffre-fort où les plus précieux sont rangés, les tiroirs aux archets, la réserve de bois, le réchaud pour les colles, voilà le décor de cet étrange métier, inchangé depuis trois ou quatre siècles.

L’épicéa pour la table (et pour l‘âme, ce bâtonnet dont tout dépend), l’ébène pour la touche, les crins pour les archets, voilà pour les matériaux.

Et puis le souvenir de vieux maîtres toujours vénérés, qui n’avaient pas de secret, mais avaient du génie, Amati, Stradivarius, Guarnerius del Gesù... Ajoutons-y l'indispensable : beaucoup de temps, de patience et de passion.


Dehors, les Vespas romaines, les couleurs de Rome, les tables de la trattoria sur la place. À l'intérieur, les plaisanteries, le compagnonnage, l’expérience transmise, quelques simples (?) morceaux de bois en un certain ordre assemblés et, bien sûr, la musique.


Jetez un coup d'œil au diaporama... et cliquez sur les images pour les voir en plus grand

Le portrait de Claude Lebet a été diffusé le 20.11 2005 dans Comme il vous plaira

Yves Dana, sculpteur


Dans son atelier de Mon repos à Lausanne, rencontre le 12 octobre 2008 avec un créateur en pleine maturité
Un art puissant, serein, issu d’un combat, plutôt sportif, avec la matière : le grand métier de la sculpture

L’homme est plutôt frêle, pas bien grand… Les sculptures, du moins certaines, sont imposantes, monumentales. Des totems, des stèles, où le temps est à l’œuvre, parfois rongés par l’usure, par le temps, face à l’éternel…

Un œuvre qui a de la puissance, une force intérieure… Des pièces qu’il faut faire surgir de la matière.

Il y eut le métal, puis le bronze, puis la pierre, trois étapes, trois manières de lutter avec les formes ou de les apprivoiser. Le métal c’était la soudure, l’assemblage, des pièces hérissées, heurtées ; le bronze, c’étaient des formes issues du plâtre ou de la glaise, une manière de sérénité (influencée par la découverte de l’Egypte) ; la pierre, le marbre, c’est le corps à corps avec le minéral, c’est la poussière, le bruit, une manière de combat, pour aboutir à une certaine sérénité, en tout cas à quelque chose d’essentiel.

Aux approches de la cinquantaine, Yves Dana semble serein, même s’il doute continuellement. Prêt peut-être pour un nouveau virage, pour des audaces à venir ? Tout ce qu’il semble craindre, ce serait de devenir trop sage. C’est pourquoi sans doute il malmène ses pierres, de crainte qu’elles ne paraissent lisses ou immuables. Comme pour les mettre en danger, leur instiller de l’incertitude.

Noemi Lapzeson, danseuse et chorégraphe




Au-delà de son apparente fragilité, une femme d’une force impressionnante

Portrait intime et évocation d’un parcours singulier


Étonnante, l’énergie que dégage cette petite femme, presque frêle qui, sans qu’on le lui ait demandé, se déclare «triste».


Triste on ne sait pas, en tout cas austère, grave (mais le regard lumineux, le sourire aussi). Le corps en morceaux, dit-elle, à cause de la danse, cassée de partout, fatiguée, brisée (et pas seulement physiquement).


Solitaire aussi. Seule, même si entourée d’amis, de partenaires, d’élèves.


Paradoxe, elle est émouvante même quand elle ne bouge pas. À cause de l’énergie, de la tristesse et des cassures peut-être.


Débarquée un jour de 1980 à Genève, un peu par hasard, après Buenos-Aires (ses racines), New York (où elle appartint dix ans durant à la Compagnie de Martha Graham) et Londres (où elle ne trouva pas ses marques), elle y a conquis sa place, difficilement: la ville ignorait à peu près tout alors de la danse contemporaine.

En collaboration avec d’autres ilotes passionnés de modernité, Contrechamps notamment ou Jacques Demierre, Noemi Lapzeson a creusé son sillon et installé sa propre compagnie, Vertical Danse, créée en 1989, dans le sage paysage artistique local.


Les mots de souffrance, de désarroi, de désespoir même viendrait facilement à l’esprit pour évoquer la danse selon Noemi, mais on préfèrera émotion, chant profond, inexprimable sinon par le geste. Et la musique, bien sûr.


Monteverdi, Purcell, Berio, Castiglioni, Bach: faire surgir de ces musiques le geste qu’elles contiennent, qui les exprime, suggérer ce qu’elles pourraient dire, mais aussi faire surgir la danse du silence ou des mots de la poésie, tel serait le défi, tel serait le désir et, peut-être, le plaisir.


Sur Espace 2, le dimanche 5 octobre à 13h30