mardi 30 septembre 2008

Tout un monde (une lettre à Hugues Cuenod)


Je retrouve cette chronique, que j'avais écrite sous forme de lettre ouverte, en juin 2002, et cette photo que j'avais faite, chez lui, plus tard, en octobre 2005 (il avait donc 103 ans).


Cher Hugues Cuenod,
On va beaucoup vous fêter cette semaine... un grand raout mercredi soir à Vevey... des émissions sur Espace 2... Cent ans, c’est une jolie performance, bien sûr, et si on peut les fêter comme vous dans une forme étonnante, c’est parfait ! Mais si le coup de chapeau est unanime, cet anniversaire, cher Hughie, comme disent vos amis, n’est je crois qu’un prétexte. Un chiffre rond n’est jamais qu’un chiffre rond ! C’est qu’il y a, voyez vous, autre chose. Une question de style peut-être. Ou alors ce sentiment étrange d’avoir devant soi quand on vous regarde une sorte de phénomène, un témoin, le dernier représentant d’une certaine culture, d’une manière d’être, d’une grâce disparues.
Étonnante silhouette, toute en jambes, vaguement anglaise d’allure (d’ailleurs vous dites être fier de vos origines et de votre éducation un peu anglaises, mais même en Angleterre il n’y en a plus des comme vous, si tant est qu’il y en ait jamais eu... l’œil rond, comme étonné d’être là, étonné de nous voir... disant des choses que personne n’oserait dire : “Je suis très superficiel, je n’ai jamais eu le moindre problème existentiel ; je suis bien élevé, je me conduis aussi bien que possible ; je n’aime pas les gens qui approfondissent tout : plus je vieillis et plus des gens comme cela m’ennuient. J’ai toujours été un instinctif qui a réussi à faire quelque chose dans sa vie un peu par hasard...”
Est-ce que c’est vrai, est-ce que c’est faux ? On n’en sait rien, c’est le personnage que vous avez décidé de jouer une fois pour toutes, faisant le choix d’éviter tout ce qui pèse... Définitivement dilettante ! Mais, quand on vous voyait chanter la Mort de Socrate de Satie ou l’Évangéliste, on vous voyait transfiguré par une gravité qui métamorphosait votre voix, votre allure, votre visage.
“On ne le reconnaît pas quand il chante”, c’est Poulenc qui disait cela à votre propos, Poulenc qui était comme vous étrangement dédoublé, à la fois grave et léger, d’une autre époque...
Vous entriez en scène, pour un récital de mélodies par exemple, avec vos vieilles partitions, toutes crayonnées de bleu, de rouge, et vous chantiez, droit, franc, à tue-tête, sans affectation, en donnant à chaque syllabe, à chaque consonne sa couleur, son attaque, la ponctuation parfaitement en place, un point-virgule n’étant pas un point. Vous chantiez dru, grammaticalement... C’est un mot que vous répétiez volontiers, grammaticalement, comme pour dire : moi je ne m’y connais qu’en analyse logique, le reste je n’en parlerai pas, j’aurais trop peur d’être ennuyeux...
Vous étiez d’un époque où l’ennui était quelque chose comme un crime, pire que cela : une faute... L’époque de Madame Verdurin qui le traquait avec détermination... Vous voyez, on parle de vous et tout naturellement on parle de Proust... Vous avez longtemps été le voisin à Vevey de Paul Morand qui l’avait bien connu, vous aimiez qu’il vous parlât de la drôlerie de Proust. A vous entendre, vous échangiez des anecdotes épatantes, il était comme vous un visuel, il avait une mémoire à toute épreuve, il se souvenait de Mary Garden dans Pelléas, de Vienne en 1925, de soirées délicieuses, passées avec des gens exquis, des mille choses qui, comme vous, l’avaient intéressé... “Un musicien centré exclusivement sur son art risque d’être sec”, dites-vous... Un jour, lors d’une masterclass, vous avez conseillé à un jeune chanteur qui passait complètement à côté des mélodies de Don Quichotte à Dulcinée de Ravel d’aller au musée voisin voir le Don Quichotte de Daumier. Vous dites aussi que vous n’aimez pas du tout Van Gogh et pas beaucoup Rembrandt, trop de matière chez le premier, trop de confusion chez le deuxième, vous préférez Vermeer et Georges de la Tour. Finalement c’est une assez bonne manière de suggérer qui vous êtes, ce que naturellement vous n’auriez jamais consenti à dire vraiment. Vous étiez du côté de Bach et de Mozart, plutôt que de celui de Beethoven et de Berlioz, vous dites aussi de Monteverdi qu’il fut le principal compositeur de votre vie, lui que vous avez été un des premiers à chanter avec Marie-Blanche de Polignac, Gisèle Peyron, Paul Derenne et Doda Conrad, sous la férule de Nadia Boulanger, la chère Nadia avec son pince-nez et ses robes noires d’institutrice méritante.
Oui c’est un peu du name dropping ce que je suis en train de faire, vous savez bien : ça consiste à lancer des noms propres, mais dans le fond oui c’est assez cela : vous qui dites ne rien aimer tant que d’être seul, c’est toute une société que vous symbolisez pour nous, Stravinsky, Britten, Cocteau, Visconti, c’est Glyndebourne où vous avez chanté 463 fois, ce sont ces rôles, marginaux, parfois minuscules, Basile des Noces de Figaro, M. Triquet d’Eugène Onéguine, M. Taupe de Capriccio, la vieille nymphe Linfea de la Callisto, le Bègue de La Fiancée vendue, Torquemada dans L’Heure espagnole... A chaque fois, vous y faisiez un malheur, c’est ce que vous appelez prendre le raisin dans le petit pain...
On appelait cela jadis des personnages de composition. Cher Hugues Cuenod, je suis comme tout le monde, je ne sais pas grand chose de vous, je ne connais finalement que le personnage de composition que vous avez toute votre vie mis au point patiemment. En somme c’est ce que nous faisons tous, avec plus ou moins de réussite, pour nous protéger. Vous, c’est parfait, des anecdotes, des bons mots, un détachement joué avec élégance, vous avez traversé le vingtième siècle, si lourd, vous commencez avec nous le vingt et unième qui s’annonce pire...
Au fond c’est du dix-huitième que vous venez, hédoniste, ironique et tendre. Carmontelle aurait dessiné votre sourire, en même temps que celui de Mozart et de Voltaire, de là vous seriez passé rue de Rome un mardi chez Mallarmé, avant de retrouver M. de Charlus chez la princesse de Guermantes ; avec lui vous auriez fait l’appel des absents, Hannibal de Bréauté, Charles Swann et les autres... Vous savez, c’est le moment dans le Temps retrouvé où le narrateur évoque le “tintement rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais“ de la sonnette qui, quand il était enfant, annonçait l’arrivée de M. Swann, souvenir à jamais hors du temps... Cher Hugues Cuenod, merci par votre seule grâce de nous installer quelques instants hors du temps.
Charles Sigel

(Chronique diffusée dans les Matinales d'Espace 2 le 24 juin 2002)

Aucun commentaire: