jeudi 17 février 2011

Ivry Gitlis, un après-midi


Un appartement-tanière au cœur de Saint-Germain-des-Prés.
Des livres, des papiers, des photos, des cassettes, des cds partout, un immense piano à queue (comment est-il passé dans le couloir en boyau ?) De vieux canapés, un téléphone qui sonne fréquemment (et le vieil homme répond le plus souvent en anglais, d’une voix de violoncelle, rit, congratule, dit qu’on se rappellera, embrasse, est tout entier dans ce petit coup de fil).

Il est arrivé, un peu en retard, comme toujours, la casquette de travers sur ses cheveux longs, un étui à violon à la main ("Ça ne vous embête pas de le porter ? Il faut que je paye le taxi et que je trouve mes clés, ce n’est pas le Strad, je l’ai apporté chez Vatelot pour faire son bilan de santé"), il jette son manteau et la casquette, s’assied, dit qu’il est "ah ! fatigué", sourit, vous regarde, vous observe (ici, un silence), demande si votre appareil d’enregistrement est allumé (que vous n’avez pas encore eu le temps de sortir), et parle, parle, parle… Avec cet accent où s’entremêlent toutes les langues.
Les années (nombreuses !) ont courbé sa silhouette, il ressemble à Chagall, à Menuhin… Le charme a changé de nature, mais il reste le même. Tout à l’heure, il dira : "Ce n’est pas tant que je voulais qu’on m’aime, c’est que j’avais peur qu’on ne m’aime pas".

Il y a quelques semaines, il donnait une master class à Lausanne. Et il racontait des histoires, des souvenirs. C’était un art de vivre qu’il transmettait, une manière d’être… "Sur la musique, je n’ai pas grand-chose à vous dire, vous jouez vraiment très bien…." et il enchaînait sur Heifetz, sur Bronislaw Huberman, sur Ginette Neveu, puis prenait son Strad et indiquait un doigté, plus facile, moins fatigant, qui donnait du rebond, de la légèreté, à tel ornement de telle phrase de telle sonate. Puis reprenait le fil de ses histoires, "vous enregistrez bien tout ce que je dis là, n’est-ce pas, il faudra me donner une copie, parce que c’est vraiment moi…"

Tel il était dans la froide salle du conservatoire, tel il est dans sa caverne. Le sourire immense, un peu carnassier, vaguement diabolique, et très bon à la fois (voir la photo). Il vous scrute au fond des yeux. "On ne se connaissait pas, on se connait un peu, maintenant, en se regardant, non ? " Il répond à une question par une question, dit qu’il est un éternel adolescent, évoque sa mère, se tait un instant, la voit passer.
Sans cesse, il revient à l’holocauste, à cette photo qu’il a sortie : face à un SS, sept ou huit détenus font la queue, avec leur étoile jaune ; au premier plan une jeune femme, assez belle, une étoile aussi sur son chic manteau blanc demi-saison. "Qu’est-ce qui se passe, pourquoi est-elle là ? On pourrait écrire un livre, imaginer…"

Le vieil homme s’est énervé quand tout à l’heure stupidement vous avez évoqué son âge, vous n’y songeriez plus… Il est très jeune, il est très vieux…
Voici un mois il était au Japon, hier il était à un concert (d’un pianiste qu’il faut absolument que vous écoutiez), avant-hier à un spectacle dans une banlieue perdue…
Puis il évoque la guerre, Hampstead où il vivait avec sa mère, et Saint-Jean-de-Luz en 1940, la robe de chambre et la cigarette de Jacques Thibaud, "qui prenait son violon et qui vous disait bonjour avec". Et puis Fritz Kreisler : "Vous le voyiez entrer en scène et vous l’aimiez"… Et Heifetz qui l’avait appelé au saut du lit à Los Angeles, avec un accent russe à couper au couteau, en 1962 : "Allôôô, c’est un vieux colliègue à vous, venez jouer chez moi cet après-midi, il y aura Gregor Piatigorsky, Isidore Cohen…"

Il évoque Kamenetz-Podalsk en Ukraine, d’où vinrent ses parents, qui firent l’alya, la montée vers Israël, en 1921, l’année précédant sa naissance. "En fait, si je suis en vie, c’est parce que ma mère courait vite. Devant les Cosaques… La pauvre, toute sa vie elle a eu une jambe enflée, à cause d’une phlébite quand je suis né… C’est une erreur de naître, vous ne trouvez pas ? " (ici, le sourire diabolico-suave)

Le jour tombe, on allume une lampe, des odeurs de cuisine montent du restaurant d’en bas. Vous allez partir. "Envoyez-moi bien une copie de tout ce que vous avez enregistré, c’est comme ça que j’écris, j’ai signé pour un autre livre de souvenirs, je ne sais pas encore ce que j’y mettrai…" Maladroitement, vous l’embrassez. C’est comme Kreisler, vous le voyiez entrer en scène et vous l’aimiez…

Ch.S.

Diffusion le 20 février 2011 (de 15 à 17 heures) sur Radio Suisse Romande Espace 2 d’un Comme il vous plaira avec Ivry Gitlis.

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