dimanche 30 novembre 2008
Caravage, le seigneur des ténèbres
L’expression “le seigneur des ténèbres” est de Roberto Longhi, grand maître italien des études caravagesques, celui qui, en organisant la première grande exposition monographique en 1951, fit sortir Caravage d’une relative confidentialité. Depuis lors, le peintre est devenu l’un des plus populaires, moitié pour son destin romanesque et intrigant, moitié pour la révolutionnaire modernité de son art.
Romanesque
Certes son destin n’est pas ordinaire, ni son caractère. Ombrageux, mal embouché, violent, c’est un marginal, un Jean Genêt plus encore qu’un Pasolini. Il se plait sur les confins de la société, parmi les prostitué(e)s de la Rome des Papes. C’est qu’il recrute ses modèles loin de l’idéalisation raphaélienne ou de l’héroïsme michelangelesque. Dans ses tableaux, on verra des portefaix, des filles des rues, des artisans, des mendiants, qui seront martyrs ou bourreaux, apôtres ou pèlerins d’Emmaüs. Caravage est un réaliste, peut-être le premier.
Il les emmènera dans son atelier aux murs peints en noir, éclairé par des soupiraux. La lumière chez Caravage frôle les corps, accroche une main ou un front, elle les fait surgir de la nuit. Des ténèbres qui environnent les hommes, menaçantes, ténèbres de la mélancolie, de la solitude, de l’ignorance, du tragique.
Broyer les pigments
Né à Caravaggio en Lombardie d‘où son surnom), Michelangelo Merisi est encore jeune adolescent quand son père, architecte ou intendant, le met en apprentissage chez des peintres de second ordre. Broyage des couleurs, préparation des fonds, application des glacis, il apprend le métier. Il y acquiert une technique hors pair. Voir ses natures mortes, sa maîtrise des tons rompus, du clair-obscur. Ce révolutionnaire connaît tout (et très jeune) du grand métier classique. Voir aussi sa science aiguë de la perspective, de la construction. S’il n’y avait pas eu la nouveauté renversante de son regard sur les hommes, son jeu inouï avec l’ombre et les éclairages, il aurait été quand même un des plus grands.
Les éphèbes
Pourquoi quitte-t-il Milan ? Quelques frasques ? Un biographe parle, déjà, d’un assassinat. On ne prête qu’aux riches. Il galère quelque temps chez des marchands de tableaux, il réalise des copies payées à la pièce, mais il peint déjà pour lui-même. C’est l’époque des Bacchus, sa période élégiaque. Par chance, sa manière, son inspiration (les éphèbes) lui valent la protection de cardinal Del Monte, l’un de ces grands collectionneurs qui se livrent concurrence dans Rome (le plus fameux étant le cardinal Scipion Borghèse).
Un grand théâtre religieux
Par Del Monte, Caravage obtient des commandes importantes, la chapelle Contarelli à Saint-Louis des Français, la chapelle Cerasi à Santa Maria del Popolo. Le cycle de saint Matthieu, la Conversion de saint Paul, le Crucifiement de saint Pierre, lui permettent de prouver sa science de la lumière, l’originalité de son regard sur les épisodes les plus rebattus de l’écriture sainte.
Car, ne l’oublions pas, Caravage est d’abord un grand peintre religieux. Contraste entre sa vie dissolue et les toiles que lui commandent prélats et congrégations. Rares sont les thèmes mythologiques: les David et Goliath ne sont que reprises du thème sanglant de Judith et Holopherne ou de Salomé et Jean-Baptiste. Prédilection pour les thèmes sanglants. Pour la violence. Sentiment tragique de la vie.
Toutefois, il faut être attentif à cette lumière (toujours !) qui irradie de la figure du Christ, manifestation purement picturale du divin. Et de la foi du peintre, qui n’est pas un quelconque imagier.
Le fuyard
Il est célèbre, même si controversé, il gagne beaucoup d’argent, il en dépense sans doute beaucoup. Sa vie (si brève de toutes façons, trente-neuf ans) va changer radicalement le 28 mai 1606. Ce jour-là, il assassine Ranuccio Tomassoni , aussi dissolu que lui. Ils ont partagé une maîtresse, Filipe Melandroni, qui posa d’ailleurs pour Caravage. Duel, bataille rangée ? Le prétexte en tout cas est une dette de jeu. Le peintre s’enfuit de Rome, il est hébergé dans le Latium par le duc Marzio Colonna, il apprend là qu’il est condamné à mort par contumace et banni de Rome. Il s’installe alors à Naples, loin de la justice hispano-papale. Sa peinture y prend de nouvelles tonalités, piétistes, intériorisées (son Saint François), mystiques (la Cène à Emmaüs). Aspire-t-il à quelque absolution ?
Le cachot de la Valette
Mais décidément il est devenu l’homme aux semelles de vent. Lui fait-on miroiter que, s’il était admis dans l’Ordre de Malte, il échapperait à la justice romaine ? Le voici à La Valette, il y peint une gigantesque Décollation de saint Jean-Baptiste (toujours la mort) et des portraits du grand maître de l’Ordre, Alof de Wignacourt.
Hors de danger ? Nullement. Wignacourt le fait jeter au cachot. Sans doute a-t-il découvert ce que le peintre lui avait caché, l’assassinat, le bannissement, la condamnation à mort.
Caravage est expulsé et exclu de l’Ordre de Malte. Qu’importe ! Il s’est évadé de sa prison, il a trouvé une embarcation pour Syracuse
Le sable noir
En Sicile, comme partout, il peint. Et il peindra à Messine où on le retrouve ensuite. Chaque fois, des séjours de huit, dix, douze mois. Mais c’est au pardon du pape qu’il aspire. Il lui envoie des toiles où le pontife pourra lire ses remords, mais il veut plaider lui-même sa cause.
Il s’embarque avec quelques affaires et un Saint Jean Baptiste qu’il a peint. Il aborde à Porto Ercole. Là, que se passe-t-il ? La malaria, un assassinat par les sbires de Wignacourt, la suite des blessures graves reçues lors d’un tabassage à Naples ? On ne sait pas. Caravage meurt, misérablement, sur le sable noir de la plage de Porto Ercole. Comment ne pas penser à la mort de Pasolini ?
Restent les toiles. Une petite centaine, les attributions de certaines ne sont pas sûres, on en retrouve parfois de nouvelles. Reste surtout le caravagisme : l’École napolitaine autour de Mattia Pretti, les Espagnols autour de Velázquez, La Tour en Lorraine, puis Géricault, Courbet, Manet et jusqu’à Francis Bacon, la postérité du peintre aventurier dans sa vie comme dans son œuvre sera immense.
Article pour une Humeur Vagabonde sur RSR Espace 2
Image : détail d'une toile de Caravage au Musée de Vienne (Autriche). Photo ChS
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